les délocalisations
DELOCALISATION ENCORE
Délocalisation après les usines, les services?
8000 emplois aujourd'hui, des dizaines de milliers dans quelques années: le Maroc et la Tunisie s'imposent comme la nouvelle frontière des centres d'appels téléphoniques français. Reportage sur les rouages économiques de cette nouvelle vague de délocalisations
Vous êtes dans le 11e arrondissement parisien et vous avez oublié l'adresse d'un médecin avec lequel vous avez rendez-vous? Pas de problème: composez le 222 sur votre portable SFR… et une charmante opératrice vous donne les coordonnées du praticien. Elle disait s'appeler Anne et parlait un français parfait? En fait, c'était Rachida, qui vous assistait depuis… Casablanca, au Maroc.
Aux
Etats-Unis et en Grande-Bretagne, on n'en fait pas mystère: après le
transfert des usines, c'est au tour des métiers de services de filer
vers les pays en développement, Inde et Chine en tête. Les pays riches,
eux, se savent condamnés à remonter toujours plus haut la chaîne de la
valeur ajoutée économique, vers les emplois de plus en plus qualifiés.
Pour les entreprises françaises, c'est encore un secret bien gardé. Un tabou même: peu de patrons en parlent publiquement. «Je vous dirai tout, mais ne citez pas notre nom», dit un responsable d'un fournisseur d'accès à internet. Pourquoi tant de mystère? «Certains grands groupes ont peur de la confrontation avec les syndicats, explique un sous-traitant.
D'autres veulent le cacher à leurs clients pour des problèmes d'image,
ou à leurs concurrents pour des questions de compétitivité.»
Pour discret
qu'il soit, le mouvement est bel et bien amorcé: dans la téléphonie
(Orange, SFR, Bouygues Telecom, Tele2), l'accès internet (Wanadoo, AOL,
Tiscali, Club-Internet, Noos, La Poste.net), l'informatique (Dell), le
commerce électronique (fnac.com, Cdiscount.com), la vente par
correspondance (3 Suisses), le tourisme (Degriff'Tour, Fréquence Plus),
le transport de colis… les grandes marques ont toutes testé, au moins
ponctuellement, les services délocalisés. Les plus fauchés comme Noos
ou les plus hardis comme Dell France ont sauté le pas, sous-traitant ou
gérant eux-mêmes une partie significative de leurs services clientèle
dans des pays en développement.
France
Télécom couvre 80% de ses besoins de relation clientèle en interne
(16000 emplois), le reste étant externalisé (4000 à 5000 emplois). Pour
l'instant, seul un quart des appels Wanadoo (500 personnes) sont
délocalisés en Tunisie, via le sous-traitant Teleperformance. Mais
l'opérateur national vient d'effectuer un important appel d'offres aux
enchères descendantes (1) portant sur les 20% de ses besoins déjà
externalisés. Même s'il n'a encore rien décidé, France Télécom a retenu
une courte liste de partenaires à bas coûts, dont certains opèrent au
Maghreb…
«Dans ce
métier, on peut évaluer l'ensemble des emplois délocalisés à 2 à 3% du
marché français, qui compte 180000 postes de travail», estime
Youssef Chraïbi, cofondateur d'Outsourcia, une start-up qui travaille
depuis Casablanca pour des sociétés informatiques comme Citrix ou
Symantec. Parti de rien il y a trois ans, le Maroc s'est taillé la part
du lion, avec 70% des centres français basés à l'étranger. Mais il est
concurrencé par la Tunisie, le Sénégal, l'île Maurice, Israël… sans
oublier la Roumanie, prisée pour le traitement des mails. Et demain,
quand elle sera stabilisée, l'Algérie.
A Tanger,
Casablanca, Rabat, Mohammedia, le Maroc compte aujourd'hui une
quarantaine de centres d'appels délocalisés, soit environ 4000 postes
de travail, représentant 6000 emplois directs. Un chiffre qui devrait
être multiplié par deux ou trois d'ici à 2007. «Dell tourne
aujourd'hui avec 400 postes de travail, mais dispose d'une capacité
pour monter à 1000. Et nous sommes sur le point de signer avec un gros
opérateur, qui répare à distance les machines d'IBM ou de Cisco», s'enthousiasme Mouaad Jamai, directeur du centre régional d'investissements de Casablanca.
Les attraits du royaume chérifien? «C'est simple: le service est aussi bon qu'en France… pour 40 à 50% moins cher, confie un PDG. S'il s'agissait d'un arbitrage économique pur, l'ensemble de mes services clients partirait au Maroc demain!» Outre ses bas salaires, le Maroc offre une réelle proximité géographique. «En cas de besoin, nos clients sont là en deux heures et demie de vol», explique Emmanuel Mignot, PDG de Teletech, qui gère six centres de contacts en France, et un à Rabat.
Le Maroc a
bien sûr une législation sociale accommodante: semaine légale de 48
heures, travail possible les week-ends et jours fériés. Et une
fiscalité clémente: les sociétés travaillant pour l'export sont
exonérées d'impôts sur les bénéfices pendant les cinq premières années!
Mais sa botte secrète, c'est une main-d'oeuvre abondante, qualifiée, et proche de la France par sa langue et sa culture. «Nous
recevons d'innombrables candidatures de jeunes Marocains avec un niveau
bac+2 à bac+4. Et ils sont extrêmement motivés, car ici le métier de
téléconseiller - payé au moins deux fois le smic marocain - n'est pas
considéré comme dévalorisant», explique Olivier Duha, coprésident de Webhelp, un sous-traitant implanté dans le centre de Rabat, aux portes de la médina. Il
faut dire qu'ici la moitié de la population a moins de 35 ans, et que
le taux de chômage urbain des jeunes diplômés frise les 25%! Du coup,
le turnover (taux de départ des salariés), hantise des patrons, est
seulement de 10 à 15% par an, contre 25 à 30% en France...
Parti de
rien il y a deux ans, Webhelp, spécialiste des pays à bas coûts, fait
aujourd'hui tourner 220 postes de travail à Rabat, et s'apprête à en
ouvrir 50 supplémentaires d'ici à mars. Sa plate-forme d'appels la plus
récente pourrait figurer dans une revue de design bureautique: aux
postes de travail disposés en marguerite, une quarantaine de
téléconseillers se répartissent entre la ligne d'assistance
téléphonique de Club-Internet et le télémarketing du logiciel
professionnel Ciel! Ces jeunes gens ont été sélectionnés pour la
qualité de leur français (seule une pointe d'accent est tolérée), leur
sens de l'accueil téléphonique et leurs compétences.
«La formation est la clé de la réussite, explique un autre sous-traitant. Parce
qu'il faut former ces jeunes aux outils et aux procédures des clients.
Mais aussi éviter les malentendus.» Pour effacer la couleur locale, les
téléconseillers travaillent le plus souvent sous un nom français, et
s'approprient via internet le quotidien de leurs interlocuteurs:
actualité sportive, météo…
Chez Webhelp, Jihane fait presque
figure de vétéran. «Je suis entrée ici il y a deux ans, avec un bac
option comptabilité et techniques commerciales, un diplôme de
l'Institut supérieur international de Tourisme de Tanger et un premier
cycle de gestion hôtelière», raconte cette jeune femme de 28 ans en
jean et col roulé noir. Alors, pourquoi ce métier fatigant, où l'on
reste huit heures par jour au téléphone? «A Rabat, il est difficile de
trouver un emploi dans le tourisme. Ici je gagne 3000 dirhams (environ
300 euros) par mois, plus une prime pouvant aller jusqu'à 500 dirhams
(50 euros), pour 44 heures de travail par semaine.» Une bonne
situation? «Bien sûr, répond Jihane. L'une de mes amies, qui a une
licence en économie, travaille chez un comptable pour 1200 dirhams (120
euros)!»
Pas
étonnant que le Maroc fasse les yeux doux aux centres de contacts. La
stratégie a été mûrement réfléchie. «Nous avons commencé par moderniser
le secteur des télécoms en le libéralisant, mais aussi en le dotant
d'une agence de régulation crédible», explique André Azoulay,
conseiller économique du roi Mohammed VI. Puis, quand l'opérateur
espagnol Telefonica a acquis la deuxième licence de téléphonie mobile,
les autorités marocaines l'ont convaincu d'ouvrir un centre d'appels
délocalisé à Tanger, qui est hispanophone. «Aujourd'hui, Telefonica
compte 1400 postes de téléconseillers au Maroc, explique André Azoulay.
Il y traite la moitié de son flux d'appels.»
Bien
sûr, tout n'est pas parfait au royaume des services délocalisés. Les
liaisons télécoms induisent un surcoût de 1 euro par heure (qui devrait
cependant diminuer avec la fin du monopole de Maroc Télécom). Et le
fossé culturel réapparaît parfois. «Il est arrivé qu'un téléopérateur
marocain demande à son interlocuteur si Darty était le nom ou le prénom
de la personne…», raconte un professionnel. Il y a aussi eu des
déconvenues: les Taxis bleus, qui ont eu une expérience désastreuse
avec un sous-traitant peu sérieux, ont dû plier bagage.
Mais
rien de tout cela ne remet le phénomène en cause. «Sur ces métiers, la
compétitivité du Maroc ne cesse de s'améliorer, alors qu'elle n'est
plus possible en Europe», estime André Azoulay. «Nous sommes davantage
soutenus pour créer des emplois au Maroc qu'en France, constate en écho
Stéphane Bachschmidt, responsable du développement de Teletech. Un
projet de création de 75 nouveaux emplois en Ardèche n'est pas éligible
à la prime d'aménagement du territoire, calibrée pour les industriels!»
La
délocalisation est surtout la réponse à une phénoménale pression sur
les prix, dans un métier en forte expansion mais aux marges faibles. Le
consommateur - vous et moi - exige une assistance téléphonique
disponible et compétente, mais ne veut pas la payer cher. Alors, «pour
des groupes télécoms et internet en pleine crise, optimiser le coût des
centres de contacts est devenu vital», décode un analyste du secteur. A
moyen terme se dessine une nouvelle segmentation du métier: les simples
demandes de renseignement seront automatisées («pour consulter votre
compte, tapez 1!»), les appels de premier niveau seront délocalisés.
Seuls les contacts difficiles ou stratégiques resteront traités depuis
la France.
Faut-il
s'en alarmer? «Il ne faut pas systématiquement voir la croissance des
centres dans les pays en développement comme destructrice d'emplois
français, explique Youssef Chraïbi, d'Outsourcia: le marché hexagonal
devrait croître de 47% d'ici à 2007. Le nombre d'emplois délocalisés
pourrait alors en représenter 8%.» D'ailleurs, insiste Olivier Duha, de
Webhelp, «certaines opérations de télémarketing effectuées au Maroc
n'auraient pas vu le jour aux coûts français».
L'inconnue
- décisive - est d'apprécier à quel rythme les postes de
téléconseillers internes aux entreprises (80% du marché) seront demain
délocalisés. Pour l'instant, ni la banque ni l'assurance n'ont
réellement eu recours aux pays à bas coûts.
Une
chose est sûre: la France ne peut plus compter sur ce type d'activité
pour compenser sa désindustrialisation. Sous l'aiguillon des pratiques
anglo-saxonnes, les emplois tertiaires forment désormais un gros nuage
de matière grise qui, grâce aux réseaux de communication rapides et bon
marché, se déplace constamment sur le globe, en fonction des avantages
comparatifs des pays d'accueil. A cet égard, la devise américaine
pourrait s'énoncer: si c'est numérisable, c'est délocalisable! Jusqu'où
cela peut-il aller? Difficile à évaluer. «Heureusement, tempère
l'économiste Daniel Cohen, le gros des emplois de services - dans la
distribution, l'éducation, la santé, la médecine, l'immobilier… - n'est
pas dématérialisable. La société postindustrielle, c'est aussi et
peut-être surtout du face-à-face, du local.» On aimerait le
croire.Dominique Nora
(1) C'est la grande distribution qui a inventé ce type d'enchères, où le gagnant est celui qui propose le prix le plus bas.
Avec
une main-d'oeuvre de haut niveau et des coûts de revient 40 à 60% plus
bas qu'en Occident, l'Inde s'impose chaque jour davantage comme la
plaque tournante mondiale des services. La botte secrète des
multinationales anglo-saxonnes, dans leur course sans fin à la
compétitivité. Hier, les transferts concernaient les emplois à faible
valeur ajoutée: centres de relation clientèle et contrôle de
transactions financières. Mais la délocalisation remonte à présent vers
des tâches de plus en plus qualifiées: ressources humaines,
comptabilité, analyse financière… et même recherche et développement de
produits et de logiciels.
Plus
timide pour des raisons linguistiques et culturelles, la France n'a pas
encore basculé. Seuls quelques avant-gardistes du high-tech, comme le
fabricant de microprocesseurs ST Micro ou l'équipementier télécoms
Alcatel, ont déjà bien compris le parti qu'ils pouvaient tirer d'un
pays qui forme, chaque année, un demi-million de nouveaux ingénieurs,
et compte déjà davantage d'informaticiens que la Silicon Valley!
Et les sociétés de services informatiques tricolores? «Pour l'instant, les jobs délocalisés représentent moins de 1% du marché français. Mais la tendance s'accélère», répond
Pierre Dellis, délégué général de l'association professionnelle Syntec
Informatique. Les caciques du métier, comme Cap Gemini Ernst&Young
ou Atos Origin, sont déjà présents en Inde. «Essentiellement pour le développement de logiciels, résume Dellis. Les métiers de conseil et d'intégration de systèmes, eux, ont tendance à rester en contact avec le client.»
Le Syntec a néanmoins jugé utile de lancer une étude sur le sujet, et
d'installer une sorte d'observatoire de la délocalisation.
Dominique NORA
Sources : http://www.adaphone.com/Presse/presse_nouvelobs.htm
VOIR AUSSI :
Délocalisé avec 110 euros par mois qui dit mieux ? CELERANT ou la délocalisation en gros...
là, vous apprendrez que les plus grosses entreprises textiles qui ont
plus de 10 000 employés en ont 50 % à l'étranger... que le coût de la
main d'oeuvre est le premier critère de la délocalisation...